J'avais dû bagarrer ferme pour obtenir de Maman que j'aille au cinéma ce soir-là, mais comme le film parlait d'Egypte et de Cléopâtre, et que la prof d'histoire nous avait recommandé d'aller le voir, j'avais réussi in extremis qu'elle me laisse y aller avec Anne, une copine de classe qui habitait à trois rues de notre maison.
La consigne était de rentrer dès la fin du film bien sûr, mais nous avions plein de choses à nous dire, entre Anne et moi, à propos des profs, et aussi du cours de danse où elle allait depuis peu, et que j'aurais bien aimé fréquenté l'année suivante. Il était plus moderne que celui auquel j'allais, mais Maman estimait que le mien était plus sérieux et mieux fréquenté.
Nous avons donc papoté sur le chemin du retour, et nous nous sommes même arrêtées au coin de ma rue, à vingt mètres de la maison, pour continuer à parler.
Quand Anne a regardé sa montre, on s'est rendues compte que la séance était finie depuis une heure et que nous étions encore dehors. Nous nous séparâmes donc et je rentrai sans faire de bruit, sachant mes soeurs au lit.
J'entrai et me retrouvai en face de Maman qui était assise sur un fauteuil, déjà en tenue de nuit, une tasse d'infusion à la main, et le regard noir...
"Où étais-tu donc ? Tu as vu l'heure ? Je me fais un sang d'encre...", attaqua Maman.
Je ne savais quoi dire, et j'aurais mieux fait de me taire. J'ai bredouillé : "Bah, euh, j'étais au cinéma, tu sais bien, M'man. Mais, le film était drôlement long, euh, euh, et puis il a, euh, démarré en retard même..."
La réponse fusa : "Christine, tais-toi ! Ne rajoute pas des mensonges en plus. J'étais inquiète et j'ai téléphoné au cinéma, et ils m'ont dit que la séance était fini depuis 22 h 10. J'ai failli appeler la gendarmerie. Heureusement, Mme Lambert qui passait sous ma fenêtre où je guettais m'a dit que tu papotais au bout de la rue. Et toi, tu voudrais me faire croire que le film avait duré jusque-là. Ce n'est pas ça qui va améliorer ta situation, Christine."
Je me trouvais toute penaude, prise en flagrant délit de mensonge, en retard d'une heure, bref difficilement défendable... Je restais plantée là, et muette, tête basse...
"Je t'avais pourtant prévenue, Christine. Je n'étais même pas d'accord pour que tu ailles au cinéma, je me laisse convaincre, et c'est ainsi que tu me remercies. Ca, ma fille, je peux te dire que tu vas me le payer. Ca va barder, je te prie de la croire. Je vais t'apprendre à mentir de la sorte. Ah, tu peux préparer tes fesses..." ajouta Maman.
Elle avait reposé sa tasse, et je m'attendais à ce qu'elle m'attire et m'étale sur ses genoux. Et je suppliai : "Maman, je t'en prie, non, pardonne-moi. Non, s'il te plait, pas la fessée..."
Mais, il était près de 23 h 30, et mes soeurs dormaient depuis longtemps. Maman rétorqua : "Oh que si, ma fille, tu n'y couperas pas. Je n'ai pas envie que cela recommence un jour, j'ai eu peur qu'il te soit arrivé quelque chose, et toi, au lieu de comprendre mon inquiétude, au lieu de me dire "Maman, excuse-moi, j'ai trainé avec ma copine", tu me racontes des mensonges. Je peux te dire que cela mérite une fessée magistrale. Mais, il est tard, Aline et Diane dorment, et je n'ai pas envie de réveiller la maisonnée. Alors, tu files te coucher. Nous reparlerons de tout cela demain matin, mais ne te fais pas d'illusion, Christine... Tu ne perds rien pour attendre..."
Je n'ai pas demandé plus d'explications, et j'ai filé dans ma chambre, déjà contente de ne pas avoir reçu la fessée sur le champ.
En deux temps trois mouvements, j'étais en pyjama, et au lit, histoire de ne pas aggraver la colère maternelle.
Après avoir rangé sa tasse, vérifié que tout était fermé, Maman monta à son tour. Elle contrôla que tout allait bien chez mes soeurs, rebordant Aline qui avait bougé en dormant, puis elle vint dans ma chambre. "Allez, dors vite, ma chérie", dit-elle à mi-voix.
J'émis un petit sanglot : "Snif, Maman, dis, euh..."
Mais elle posa son index sur mes lèvres. "Chut ! Il est l'heure de dormir, Christine. Ce n'est pas le moment de discuter, et d'ailleurs il n'y a rien à discuter. On réglera nos comptes demain matin. Tranquillement. Il n'y a pas école et je vous laisserai dormir jusqu'à 9 h. Allez, bonne nuit, ma chérie." Maman se pencha sur moi, déposa un baiser sur mon front, et quitta ma chambre, me laissant dans le noir.
Je me tournai et me retournai dans mon lit, cherchant à m'endormir, mais ma tête était trop pleine de sentiments mêlés, de pensées qui s'agitaient, d'angoisse face à l'avenir...
J'avais chaud et je sortis des draps, me mettant en position pelotonnée serrant mes genoux comme on serre un ours en peluche.
La situation me semblait si étrange et si compréhensible à la fois. Souvent, j'avais reçu des fessées au coucher, souvent Maman m'avait ainsi quittée me laissant pleurant à chaudes larmes, la lune rougie, avec la nuit pour sécher mes larmes, pour cacher ma honte.
Ce soir, Maman me laissait juste angoissée, mais dans l'attente. Je n'avais pas reçu la fessée, mais je savais que j'allais la recevoir, "demain matin" avait-elle dit. Au réveil, avant ou après la toilette, avant ou après le petit-déjeuner, en début ou en fin de matinée, ça, je ne le savais pas encore, mais ce n'était qu'un détail...
Maman nous réveillerait vers 9 h, avait-elle précisé. Minuit allait sonner, cela me laissait donc encore 9 h pour dormir, de quoi faire au moins les sacro-saintes huit heures de sommeil que Maman tenait à ce que les enfants fassent le plus souvent possible. Mais, encore fallait-il pouvoir dormir sans penser à ce qui m'attendait... Sans cauchemarder, sans m'imaginer sur les genoux maternels...
Je cherchais des motifs de consolation. En posant ma main sur mon bas du dos, je me disais que j'avais déjà gagné du temps, qu'il n'était pas écarlate et brulant... Mais, je retirais vite la main, tant ce contact me faisait frissonner, tant il m'annonçait que bientôt ce serait la main de Maman qui s'activerait là...
Je me consolais aussi en pensant que mes soeurs dormaient, qu'elles avaient loupé mon arrivée penaude et les explications avec Maman. J'étais presque contente qu'elles n'aient pas pu se coucher en se disant : "Demain matin, Christine va recevoir la fessée..."
Mais, j'angoissais déjà en imaginant que demain au réveil, Maman expliquerait forcément qu'elle avait un compte à régler avec son ainée... Je croyais me souvenir que demain Aline avait catéchisme de 10 h 30 à 11 h 30. Et que Diane devait finir une rédaction à rendre le surlendemain. J'imaginais bien Maman au petit-déjeuner lancer : "Diane, tu n'oublieras pas de finir ton devoir si tu veux aller jouer chez Amélie, cet après-midi. Et toi, Aline, tu devrais relire ton cahier de caté avant d'aller au presbytère. Et, je vous conseille d'être sage et de ne pas vous faire remarquer. J'ai assez à faire avec Christine qui s'est encore distinguée hier soir. Elle va d'ailleurs recevoir ce matin une bonne fessée pour la peine, alors si vous voulez que je m'occupe de vous également, ne cherchez pas les ennuis..."
Inutile de dire que j'ai mis du temps à trouver le sommeil...
A SUIVRE